… Nous apprenons à l’instant qu’un suspect a été interpellé hier matin à Jacksonville dans le cadre de l’affaire Norah Johnson. Nous vous le rappelons, il s’agit de cette adolescente de dix-neuf ans dont le corps a été retrouvé sans vie le vingt-trois décembre dernier dans une ruelle peu fréquentée de la ville. Le suspect, Cameron Porter, aurait eu une liaison avec la jeune femme. Nous en apprendrons pl …D’un geste désinvolte, presque impassible, j’ai éteint la télévision. Je ne voulais pas entendre ça. Je n’étais mentalement pas capable de subir ces attaques médiatiques qui m’avaient jusqu’à présent épargnée. Ils avaient embarqué Cameron la veille à neuf heures sans un mot, nous promettant qu’ils n’en auraient que pour quelques heures, qu’il s’agissait d’écarter des pistes. Qu’il serait de retour pour le dîner et que je n’avais pas à m’en faire.
Je l’attendais depuis trente-six heures et vingt-trois minutes exactement. Il n’était pas rentré et j’avais reçu la bombe quelques instants plus tôt : Cameron venait d’avouer sa liaison avec Norah Johnson, une adolescente d’à peine dix-neuf ans, admettant par la même occasion l’avoir vue le soir de sa disparition et justifiant toutes traces de relations sexuelles sur son corps.
- Dix-neuf ans…J’ai soupiré, ramenant mes jambes contre ma poitrine et posant la tête entre elles. J’étais incapable de verser la moindre larme, les yeux trop secs et la conscience incapable de croire un seul mot de ce qui m’était arrivé. Ce qui me désorientait le plus ? Que mon mari m’ait trompé après neuf ans d’amour et cinq de mariage ? Qu’il l’ait fait avec une gamine dix ans plus jeune que lui ? Qu’il l’ait touchée le jour même de sa disparition ? Non.
Ce qui me rendait le plus malade était que je n’avais rien vu venir. Du tout. J'avais supposé qu'on s'éloignait à cause du temps. Que l'amour avait toujours raison de nous, au final. Qu'on finissait toujours par s'habituer à la présence de l'autre sans pour autant que ça affecte notre vie de couple. Cam n’avait d'ailleurs pas changé d’un poil, en surface. Il était brillant, aimant, il m’offrait tout ce que j’avais toujours voulu chez un homme, l’unique personne qui m’ait jamais touchée. Il me comblait de bonheur et pourtant il me trompait avec une enfant.
Cette simple pensée suffit à me rendre malade. La nausée est venue comme elle est partie : trop vite pour que je comprenne quoi que ce soit. Je m’étais à peine levée que j’étais à quatre pattes devant la porte, malade, haletante, toujours incapable de pleurer mais bel et bien désemparée.
Et s’il l’avait
vraiment tuée ? Si je vivais avec un meurtrier depuis des années sans avoir rien vu venir ?
J’ai enfoncé mon poing dans le sol à côté de moi. Je ne voulais pas y penser. La seule éventualité de l’imaginer au lit avec cette pauvre jeune fille me consumait à petits feux. Je refusais de croire qu’il l’avait assassinée…
***
- Alisha Kelly Dwight, vingt-six ans.Je me tenais debout, tremblante et à peine consciente, devant une assemblée constituée de la famille et des proches de Norah Johnson, de celle de Cameron, d’avocats. Et il y avait Cameron là, dans ce box, je m’efforçais de ne pas tourner les yeux vers lui. J’aurais craqué.
- Vous êtes bien la femme de Cameron Porter ?
- Oui… ai-je articulé dans un souffle.
La tête me tournait. Je fixais un point au hasard au-dessus de la tête de l’avocate, me sentant aussi coupable que mon mari. Ex-mari. S’il se décidait à signer ces foutus papiers. J’espérais que par le divorce, je réussirais à me sentir innocente. À ne pas avoir l’impression d’avoir laissé passer quelque chose.
L’avocate de la famille de Norah m’a très peu interrogée. Elle m’a demandé ce que je savais de ce soir-là, si j’étais au courant de la liaison de Cam et si je l’avais vu rentrer à la maison. La réponse était non. Il était censé sortir avec ses amis et ces derniers avaient confirmé sa présence jusqu’aux environs de vingt-trois heures. Je m’étais pour ma part endormie en l’attendant et, en me réveillant, il était à mes côtés. Elle m’a également fait répéter ce que Cameron m’avait dit, la première fois que je l’avais vu après son arrestation : « J’ai merdé, Ali. » Rien d’autre. Il n’avait jamais daigné m’expliquer. Il ne m’expliquait plus rien depuis plusieurs mois, d’ailleurs. Tout battait de l’aile, chez nous. Et il n’avait rien fait pour arranger les choses.
L’avocate de Cam s’est levée à son tour, me reluquant avec son air satisfait.
- Depuis combien de temps êtes-vous mariée à mon client, madame Porter ?
- Dwight. Je m’appelle Dwight.
- Depuis combien de temps, madame Dwight ?
- Six ans. Bientôt six ans. On est ensemble depuis dix ans.J’avais envie de m’enfoncer dans le sol, sentant tous les regards posés sur ma personne.
- Est-ce que votre mari a un jour été violent avec vous ?
- Non.
- Est-ce qu’il lui arrivait de s’emporter ?
- Comme tout être humain normalement constitué, oui.
- Rien d’inhabituel dans son comportement, alors ?J’ai compris ce qu’elle cherchait à faire et j’ai fermé les yeux dans un long soupir. Je me détestais.
- Non.C’était joué. J’ai répondu machinalement à toutes ses autres questions qui me démontaient un peu plus au fur et à mesure des secondes qui passaient. J’avais envie de crever. Quand je suis retournée m’asseoir en enchaînant les pas qui m’y guidaient par réflexe, que j’ai senti les regards posés sur moi, j’ai craqué. Pour la première fois depuis l’arrestation de Cam, j’ai fondu en larmes.
J’avais offert du pain béni à l’avocate d’un homme coupable. J’en étais certaine.
Et je n’ai pas eu tort.
***
Non coupable.Le verdict du jury avait eu l’effet d’une bombe atomique sur la plupart de l’assemblée. Les proches de Norah Johnson. Sur moi. Je voulais voir Cameron au fond d’un trou pour ce qu’il avait fait et je n’étais pas la seule. Les parents Johnson semblaient abattus par la nouvelle. Moi, j’étais restée à leurs yeux la femme qui aurait dû savoir. J’avais tenté un pas vers eux pour leur offrir mon aide, je n’avais récolté que des grimaces exaspérées.
Quant à Cam, je l’avais obligé à foutre le camp de notre appartement. Il refusait de signer les papiers de divorce ? Très bien. Ce n’était pas pour ça que j’acceptais de passer le reste de ma vie avec un assassin, jugé coupable ou pas.
Ça faisait deux mois, déjà. Je ne vivais plus que par réflexe et pour le musée qui restait une échappatoire parfaite. Cam n’arrangeait pas les choses non plus. Il devenait complètement fou. Je n’avais pas eu de ses nouvelles pendant deux ou trois semaines et puis ça a commencé. D’abord des appels incessants. J’avais changé de numéro de téléphone. Jour et nuit il me harcelait, tantôt m’insultant de tous les noms d’oiseaux possibles, tantôt se jetant à mes pieds pour crier à quel point il m’aimait et clamer son innocence.
Je t’aime, Ali. Je veux juste discuter.Un simple mot glissé sous ma porte ce matin. Je ne pouvais m’empêcher de le garder dans ma poche, le pliant et le dépliant au rythme des secondes qui passaient et me donnaient l’illusion que j’avais rêvé ces mots. Cameron commençait à me terrifier. Il me suivait dès que je m’aventurais hors de chez moi, suivant mes moindres faits et gestes et les commentant par le biais de lettres qui, comme celle-ci, étaient généralement glissées sous ma porte.
Un léger bruissement a eu le don de me faire sursauter. Tournant lentement la tête vers l’entrée, j’ai vu une nouvelle lettre.
- Laisse-moi…Un murmure désespéré, réprimant un sanglot nerveux. J’ai plié les genoux pour ramasser le morceau de serviette soigneusement plié, déchiffrant son écriture désordonnée :
Tu ne vas pas à ton match d’impro ?C’en était trop. Je devenais complètement folle. Envoyant valser le livre que j’avais en main dans la porte, lui hurlant d’aller se faire foutre, j’ai éclaté. C’est ce jour-là que j’ai décidé que je déménagerais, hors de Jacksonville, pour me rapprocher de mon lieu de travail. Et accessoirement, pour me débarrasser de cet assassin infidèle pour qui mon âme continuait malgré moi de chavirer autant qu’il me terrifiait.
***
- Tu sais ce que j’attends de toi.D’un geste décidé, j’ai poussé les papiers vers lui comme je l’avais déjà fait des dizaines de fois déjà. Toujours ces mêmes papiers qui me permettraient enfin de divorcer. De me sentir libre. Moins sale. Moins coupable. Comme si j’avais tué cette fille avec lui. Peu m’importait qu’il ait été acquitté : pour moi, il restait un meurtrier. Je ne changerais pas d’avis.
- Tu sais que je ne signerai pas, il a répliqué d’un ton ferme mais teinté d’une pointe de nostalgie avant de soupirer, plongeant son regard dans le mien.
J’ai baissé le regard, incapable de l’affronter. Pour la première fois depuis une éternité, je retrouvais Cameron dans le bar où nous avions passé nos meilleures soirées. Cette fois, si trois shots de tequila dont deux déjà vides s’étendaient sur la table, disposés entre lui et moi comme s’ils suffiraient à me protéger, ils n’étaient destinés qu’à calmer le tremblement incessant de mes doigts.
- Ça ne change rien pour moi, Cam. Je ne changerai pas d’avis.
- Je ne l’ai pas tuée, Ali, je te jure que…
- Ne jure pas quand tu mens ! Tais-toi !Mes poings se sont écrasés sur la table et je m’étais levée, haussant la voix plus que de raison. Un court instant de latence m’a permis de me rendre compte que tous les regards s’étaient posés sur moi et je me suis rassise, un peu honteuse, avant d’avaler d’une traite le dernier shot encore rempli. J’ai baissé le ton, dans un murmure enragé :
- Je me fiche que tu l’aies tuée ou non, elle avait dix-neuf ans, Cameron ! Tu te rends compte ? Dix ans passés ensemble et tu as préféré une gamine même pas sortie de l’école ! Tu veux tout savoir ? Ces foutus papier, je m’en tape.Je les ai déchirés de rage, envoyant valser les morceaux. J’ai planté mon regard bien droit dans le sien, prise d’une rage folle.
- Va-t’en. J’en ai assez. Ne daigne même plus m’approcher ou je t’assure que cette fois, tu finiras les miches en prison et je n’aurai aucune pitié pour toi, Porter. Aucune.Il s’est levé sans un mot et il est parti. Et il n’est pas revenu. Cet épisode a eu lieu il y a deux ans presque jours pour jours. Je n’ai jamais su où il était allé. S’il était resté par ici, dans le pays, s’il en avait changé. L’envoyer paître m’avait soulagée d’un poids énorme et pourtant, je n’arrivais pas à me sentir mieux. À oublier sa présence partout où je vivais. Même après mon déménagement, je continuais de voir son fantôme à tous les coins de rues, dans mon lit, au musée et encore plus lorsque je montais sur scène, lui qui ne ratait pas une seule soirée de représentations dès qu’il ne travaillait pas.
Je vivais par habitude. J’enchaînais les journées, les soirées à faire de la merde, j’ai même eu un compagnon pendant deux ou trois mois. Un homme dix ans plus vieux que moi dont les attentes n’avaient rien à voir avec les miennes qui cherchais des sensations, de quoi me sentir vivre jour après jour. Je l’avais quitté comme une vieille chaussette. Et je continuais à présent. Il m’arrive encore maintenant d’avoir des épisodes de deux ou trois semaines où je multiplie les conneries avant de me calmer, me promettant en vain de ne pas recommencer.
C’était devenu ma petite routine.
***
29 août 2016, 13h27.- Comment allez-vous, madame Cooper ?Ma petite vieille de voisine, June Cooper, sortait de son appartement alors que j’entrais dans le mien. J’aimais bien ce petit bout de femme. Malgré tout ce qu’on pouvait dire des personnes âgées, celle-là était la meilleure des crèmes et me traitait presque comme sa petite fille. Je lui avais raconté mon histoire en emménageant. Elle m’avait aidée à m’installer dans cet appartement comme elle le pouvait avec ses petits bras et, depuis deux ans, elle était devenue comme une sorte de confidente.
- Il serait temps que tu commences à m’appeler June, après deux ans, tu ne crois pas ?J’ai répondu à son sourire bienveillant en la regardant disparaître dans l’ascenseur.
- Très bien, m… June. Passez une bonne après-midi.Les portes se sont fermées sur elle et j’ai ouvert la mienne, m’engouffrant dans la fraîcheur de mon logement. La cage d’escalier était un four. Sans même y faire attention, j’ai envoyé valser sac et chaussures à l’autre bout de la pièce, poussant un soupir de soulagement peut-être un peu trop démonstratif, et j’ai couru jusqu’au frigo pour en sortir la première chose mangeable sur laquelle je tomberais.
Je regardais tournoyer le plat de restes de la veille dans le four à micro-ondes quand j’ai senti mon téléphone vibrer au fond de ma poche.
Besoin de te parler. S’il te plaît.Mon sang n’a fait qu’un tour. Je me suis glacée d’effroi, lâchant mon portable qui est allé s’écraser au sol dans un grand fracas couplé aux « bip » réguliers du micro-ondes dont la minuterie s’était écoulée. Je n’ai touché à rien, me contentant d’observer le téléphone par terre, dont l’écran venait à nouveau de s’allumer, en me tenant à la table.
Je suis désolé.Il était revenu.
Question une : comment s’était-il procuré ce numéro ?
Question deux : savait-il où j’habitais ? Etais-je à nouveau bonne pour déménager ?
Question trois : est-ce que ça me faisait réellement du mal et est-ce que j’avais envie d’y répondre ?
Probablement un peu pour ces deux dernières questions. Les deux premières n’avaient aucune réponse.
Cameron était de retour. C’est tout ce que je savais.
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