Dans une chambre poussiéreuse aux meubles recouverts de draps, une jeune femme est assise en tailleur, un cahier d'écolier dans les mains. Elle l'a retrouvé sous une commode, en achevant les préparatifs de la vente. Les pages sont recouvertes d'une écriture serrée. L'écriture d'une jeune fille encore enfant. Tandis qu'elle parcourt les pages noircies de ce qui a été son journal, Aislinn se souvient.
1999
"Aislinn, ton père et moi avons quelque chose à t'annoncer..."
La jeune fille jeta un regard soupçonneux à sa mère. Lorsqu'elle l'appelait autrement que Lynn, c'était rarement bon signe. En général, c'est parce qu'elle s'était faite pincer en train de braver les interdits parentaux. Mais, une fois n'est pas coutume, elle savait qu'elle n'y était pour rien. Lorsqu'il était question de remontrances, son père ne se fatiguait pas outre mesure et laissait sa femme gérer la crise. S'il était inclus dans la discussion, ce devait être plus grave que ses imbécillités d'adolescente.
Assise sur le fauteuil en face de sa fille, Sinéad O'Callahan se tordait nerveusement les mains. Mère et fille se ressemblaient énormément. Pour ce qui était du physique, en tout cas. Niveau caractère, le mauvais caractère de la fille dépassait largement celui de la mère. Pourtant, ni l'une ni l'autre ne voulait en faire la démonstration ce jour-là. Au contraire, Sinéad semblait tenir à maintenir une discussion calme. C'est pourquoi elle mit toutes les formes pour annoncer à sa fille unique le divorce.
Pour beaucoup d'enfants de l'âge de Lynn, cette nouvelle aurait sonné le glas d'une époque et aurait entraîné une crise identitaire plus grande encore que celle d'un adolescent lambda. Pourtant, la jeune fille accueillit la nouvelle avec une apparente indifférence, se contentant d'un "ah" tout juste poli.
À sa décharge, il convient de préciser que aussi loin que ses souvenirs puissent remonter, elle ne parvenait pas à visualiser une seule discussion de ses parents qui n'ait été ponctuée de cris voire de lancer d'objets. Le divorce était donc, de son point de vue, une excellente chose. Ou, à tout le moins, la meilleure décision que ses parents puissent prendre la concernant.
Ce qu'elle ignorait - et comment aurait-elle pu le deviner ? - c'est que si ce divorce ne semblait guère la concerner, les conséquences, pour leur part, allaient la heurter de plein fouet.
2002
Lynn était dans le jardin. Comme toute adolescente de 16 ans, elle préférait profiter du soleil estival plutôt que faire ses devoirs. Les deux ne sont pas forcément incompatibles, me direz-vous, et vous auriez raison. Mais c'était un vendredi en fin d'après-midi et la jeune fille estimait être en droit de s'octroyer un moment de détente à l'ombre du cerisier, en compagnie de son carnet de dessin qui ne la quittait jamais.
Il y avait maintenant un an qu'elle avait quitté l'Irlande pour aller vivre avec le nouveau compagnon de sa mère, en banlieue d'Atlanta, mais sa froide terre natale lui manquait encore cruellement. Elle était d'ailleurs en train de croquer un paysage digne du Connemara lorsque le téléphone sonna, interrompant ses coups de crayon. C'est en soufflant qu'elle se leva pour aller décrocher.
"Aislinn à l'appareil."
"Toujours aussi chaleureuse à ce que je vois. C'est Tobias. J'emmène ta mère à la clinique, ne nous attend pas, je ne sais pas quand je pourrai revenir."
"Prend ton temps, surtout."
Et elle raccrocha. Tobias était le nouveau compagnon de sa mère. Cela faisait deux ans qu'ils étaient ensemble et c'était à cause de lui qu'il avait fallu déménager. Les relations entre Lynn et son beau-père étaient loin d'être idéales, mais les torts étaient partagés. Tobias avait cherché à remplacer son père, elle avait décidé de le lui faire payer très cher. Et pour couronner le tout, sa mère était tombée enceinte. Aislinn n'avait même pas pris la peine d'afficher un enthousiasme de façade en apprenant la nouvelle. Elle s'était levée, avait débarrassé son assiette et s'était enfermée dans sa chambre. Sans un mot.
Elle n'était pas la seule à ne pas accepter la situation. Gabriel, le fils de Tobias, avait les mêmes réactions. Mais contrairement à Lynn, il n'était pas continuellement là, se contentant de venir un week-end sur deux et la moitié des vacances. Cela suffisait pourtant à faire régner une ambiance pesante au sein de la famille. Âgé d'un an de plus que Lynn, il s'était ligué avec elle contre leurs parents. Lorsque l'un faisait un mauvais coup, il n'était pas rare que l'autre y ait participé également. Mais, à l'inverse de la jeune fille qui fulminait intérieurement à l'idée du nouvel arrivant, cela laissait Gabriel totalement indifférent.
"Forcément, ce n'est pas toi qui devras vivre avec !" lui avait jour lancé Aislinn. Et elle n'avait pas tort. Le jeune homme aurait sans doute réagi différemment s'il avait été amené à partager le quotidien du futur nouveau-né. Mais voilà, ce serait à Lynn de s'y coller.
Son petit frère vit le jour dans la nuit du vendredi au samedi. Sa mère, elle, ne rentra à la maison qu'une semaine plus tard. Durant cette période, la jeune fille ne vit que peu son beau-père, qui passait le plus clair de son temps à la clinique. Ce fut probablement le meilleur moment de cette époque.
Puis le nouveau-né devint le centre du monde et Lynn, déjà plutôt renfermée, devint plus taciturne que jamais. N'eussent été les visites de Gabriel, elle avait le sentiment d'être devenue invisible. Sauf bien sûr lorsque ses parents voulaient sortir et lui demandaient de garder la... chose. Les réponses alternaient alors invariablement entre "Je suis sa demi-soeur. Pas sa mère." et "Eh oh vous l'avez fait, vous assumez." Une soeur exemplaire et aimante, donc.
Pour montrer sa désapprobation, elle n'avait rien trouvé de mieux que de participer aux coups les plus foireux de Gabriel. Pour le meilleur et pour le pire. Mais surtout le pire.
2004
"Hey, Lynn t'en veux ?"
Gabriel montrait les trois lignes blanches sur la table basse du salon. Il était cinq heures du matin et les deux jeunes gens étaient bien entamés. Sur le sol, des cadavres de bouteilles. La soirée avait été réussie, mais Gabriel avait gardé le meilleur pour la fin : la coke. Ce n'était qu'une fois les invités partis - avec plus ou moins d'aisance selon les cas - qu'il avait sorti le petit sachet de sa poche.
Étendue sur le canapé, Lynn tirait consciencieusement sur sa cigarette. Gabriel dut répéter sa question pour qu'elle daigne se tourner vers lui. Elle se redressa, écrasa son mégot dans un cendrier déjà plein, et le regarda se poudrer le nez.
Si elle avait été moins ivre, davantage maîtresse d'elle-même, elle serait sans doute restée désapprobatrice face à cela. Seulement voilà, elle avait à peu près deux grammes dans chaque oreille et n'aurait certainement pas été capable de retrouver seule le chemin de sa chambre. Alors elle imita son presque frère.
Cette soirée marqua le début d'une longue chute pour Aislinn. Elle se mit à sniffer à chaque soirée passée avec Gabriel. Puis cela ne lui suffit plus et elle commença à en acheter pour elle, une came qu'elle consommait sans attendre. Elle avait mis le doigt dans l'engrenage et, petit à petit, s'était faite happer totalement. De la coke elle passa à l'héroïne. Parfois elle prenait les deux. Elle ne portait plus que des vêtements à manches longues, pour masquer les traces de piqûres. Autour d'elle, personne ne vit quoi que ce fût. Personne ne se doutait de rien. Jusqu'au jour fatidique.
Alors qu'elle était vautrée dans le canapé, elle fut prise d'une crise de tremblements qui la jetèrent au sol. Sa mère, alertée par le bruit de sa chute, jaillit de la cuisine, l'appelant d'une voix inquiète. Elle la découvrit étendue sur le sol, les pupilles dilatées, baignant dans son vomi. Après l'avoir mise de profil pour éviter qu'elle ne s'étouffe, elle se rua sur le téléphone et appela les secours.
Aislinn se réveilla dans une chambre d'hôpital, des tuyaux partout sur elle, le moniteur relié à son doigt émettant des bips réguliers au rythme de son pouls. Le premier médecin qu'elle vit lui annonça sans ambage qu'elle avait de la chance d'être encore en vie. Il ne se priva pas d'ajouter que si cela n'avait tenu qu'à lui, il l'aurait laissée crever d'une overdose sans la moindre hésitation. "Ça aurait évité que vous ne fassiez prendre de cette merde à un autre môme" ajouta-t-il. Sympa comme accueil, ça donne envie de revenir, songea la jeune fille. Épuisée, elle se contenta de garder le silence, et s'endormit rapidement. À son réveil, sa mère était là, droite et digne. Son visage laissait clairement voir qu'elle était dans une rage noire. Lynn la laissa déclencher les hostilités, ce qui ne tarda pas.
"Tu te rends compte de ce que tu nous as fait, à Tobias et moi ? Et à ton petit frère ? Qu'est-ce que je dois lui dire, hein ? Que sa soeur est une junkie, une droguée ? Tout le monde au travail nous regarde de travers, tu as jeté la honte sur notre famille !"
Lynn se redressa légèrement, fusillant sa mère du regard.
"Ta fille manque de crever et toi, tout ce qui t'importe, c'est ta réputation ? T'es sérieuse là ? Si tu t'étais un peu plus intéressée à moi t'aurais pu te rendre compte de tout bien avant alors ne vient pas te plaindre ! Ta réputation je m'en cogne ! Au contraire, si tes collègues peuvent maintenant se douter de la mère que t'es vraiment, c'est peut-être pas plus mal !"
Elle retomba sur le lit, essoufflée, épuisée. Mais Sinéad n'en avait pas encore fini avec elle.
"Qui t'a entraînée là-dedans, Aislinn ? Qui ? Gabriel ?"
"Il n'a rien à voir avec ça, fous-lui la paix."
"Oh je suis sûre que c'est lui. J'ai toujours dit qu'il attirait les ennuis comme le miel attire les abeilles. Je savais qu'il finirait par nous causer des problèmes !"
"Il n'y est pour rien ! Mais bien sûr comme tu ne peux pas l'encadrer, tu VEUX qu'il y soit pour quelque chose, tu VEUX pouvoir le lui reprocher."
C'était évidemment un mensonge mais Lynn refusait de dénoncer son ami. Elle était peut-être grillée, mais lui avait une chance encore. Elle le défendit tant et si bien que sa mère finit par accepter qu'il puisse être étranger aux problèmes de drogue de Lynn. Mais les deux femmes n'étaient définitivement plus sur la même longueur d'ondes. Le lien ténu qui les unissait encore avait cédé. Le soir même, Aislinn demandait à aller en centre de désintoxication. N'ayant pas encore la majorité, elle dut obtenir l'autorisation de sa mère, ce qui ne posa pas le moindre problème.
Elle ne revit pas Gabriel. Ils ne cherchèrent pas à se contacter. Et ce fut seule qu'elle dut affronter ses propres démons.
2005
La pluie tombait dru sur Atlanta. Le bruit des gouttes s'écrasant sur le toit du Anchor Hospital et sur ses vitres résonnait dans les couloirs presque désert. Dans le bureau du docteur Gordon, Aislinn faisait les dernières mises au point avant de quitter le centre - définitivement.
"Je te laisse ma carte si jamais tu as besoin de quoi que ce soit. Je sais que cette année n'a pas été facile alors... n'hésite pas."
Lynn prit la carte de visite et la regarda sans rien dire. Le retour à l'extérieur lui faisait peur. Pourtant, elle savait qu'elle n'avait rien à craindre. Elle était plus forte que ça. Et pourtant...
"Doc... je fais quoi si je sens que je vais replonger ? Ou si je sens que j'en ai envie ?"
Le médecin fixa intensément sa patiente, évaluant si elle allait replonger ou si elle appréhendait simplement cette hypothèse. Finalement, elle fouilla quelques instants dans son tiroir, pour en tirer un carnet d'adresses. Il reprit sa carte de visite et griffonna quelque chose au dos de celle-ci avant de la lui rendre.
"Je t'ai marqué l'adresse d'un centre de soutien. Ça n'a rien à voir avec ici, c'est plus des réunions dans le genre des alcooliques anonymes. Pour se serrer les coudes. Ils sont biens."
Lynn regarda fixement l'adresse, comme si elle cherchait à la graver dans sa mémoire au cas où elle viendrait à égarer la carte de visite.
Sans un mot, elle se leva et tendit la main à son médecin. Son regard pourtant exprimait la plus profonde des gratitudes.
2011
Aislinn referme le journal. Et sourit. Sa vie était un stéréotype. Elle a été une caricature. Pourtant, elle n'en est pas le moins du monde embarrassée. Elle est même plutôt fière du chemin parcouru.
Après la désintoxication, elle s'est inscrite à l'Université d'Atlanta, en psychologie. Cinq ans plus tard, son diplôme en poche, elle décide de tourner définitivement le dos à tout ça et part pour la Caroline du Sud. Le local où se situera son cabinet est déjà loué. Elle demeurera à l'hôtel le temps de se trouver un appartement. Et tout ira pour le mieux. Elle s'en sortira. Comme elle s'est sortie de la drogue.
2015
"Les amis, je vous présente Aislinn, notre nouvelle animatrice de réunion."
Une dizaine de têtes se tournent vers Lynn et la dévisagent. Cela ne la gêne pas. Elle a fait la même chose le jour où un nouvel animateur est venu gérer son groupe, à Atlanta. Elle prend une chaise, la directrice de l'association s'installant à ses côtés.
"J'aimerais que vous nous expliquiez pourquoi vous désirez tant vous investir dans notre association."
Lynn regarde les visages tournés vers elle, les airs intrigués. Elle sourit. Et raconte.
"En 2005, je suis sortie de désintoxication..."